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Métiers

par Prune Lieutier

Dans le cadre d’une production numérique, les différents métiers impliqués se réinventent : les rôles des éditeurs, des auteurs et des illustrateurs se modifient et, avec eux, les processus et cultures de travail. Par ailleurs, de nouveaux métiers émergent, naviguant entre créativité, technologies et recherche, et leur intégration peut poser de nombreux défis, de l’idéation jusqu’à la commercialisation.

Dans ce module, nous reviendrons sur les pôles de travail impliqués en production numérique, et leurs interactions, et soulignerons l’importance de l’intégration des « passeur·euse·s », des professionnel·le·s à cheval entre différents corps de métiers permettant une harmonisation des enjeux, défis et potentiels des pôles, au service de la réussite des projets. 

Mots-clés : Structures de travail ; Nouveaux métiers ; Pôles de travail ; Passeurs

Liens intermodules : Module technique ; Module financements

Table des matières

  1. Les citations-clés
    Des citations pertinentes issues des entretiens de recherche.
  1. Les observations
    Les observations principales issues de la recherche, à la fois théoriques et de terrain.
  1. Les 5 conseils clés
    Des conseils issus des observations de terrain pour soutenir les stratégies et la gestion des éditeur·rice·s.

Les citations clés

« On a aujourd’hui des creative coders, des développeurs créatifs. Maintenant les programmeurs sont aussi créatifs que les designers, parce qu’eux peuvent modifier les technologies existantes pour faire quelque chose qu’elles ne faisaient pas à la base. Ça c’est de la création aussi. »

C. Lebel, Akufen

« Les auteurs, les illustrateurs, les chercheurs, on les questionne sans arrêt. Et sans arrêt on remet le travail sur l’ouvrage, parce qu’on sait bien qu’on est en train de construire une matière qui est vraiment en émergence. Donc, le rôle du chef d’orchestre, l’éditeur, c’est vraiment aller sentir toutes les sensibilités, les faire chanter ensemble et puis, à un moment donné, arriver à la bonne… Partir d’une partition, la faire bouger, arriver au bon rendu. Ça, c’est un travail de remise en cause permanente. »

M. Sousse, 2h60

« Nous on travaille vraiment sur des objets quand on fait des livres, et c’est presque impossible de transférer ce sentiment, celui de la vision du créateur, dans une tablette. »

F. Gauthier, La pastèque

« On a travaillé sur un concept et un modèle et un premier scénario qui ne nous convenaient pas tout à fait et qu’on a beaucoup retravaillés avec les équipes. On a perdu du temps. Après, la deuxième difficulté, c’est que les illustrateurs, les scénaristes, ne sont pas forcément suffisamment sensibles aux problématiques d’une forme transmédia, même si on est allé chercher une scénariste qui s’y entendait, qui avait déjà pratiqué un peu cette chose-là, l’illustratrice, en revanche, n’était pas tout à fait ouverte à ça, et que produire pour du papier et produire pour de l’écran, c’est bien différent. »

M. Sousse, 2h60

« Je pense que c’est plutôt une culture de travail plus à inculquer, au-delà des techniques. C’est vraiment une culture de travail que d’aller explorer ailleurs, d’autres formes artistiques, ou encore d’envisager des mariages qui sont peut-être un peu étonnant à prime abord. »

V. Fontaine, Fonfon

Les observations

En production numérique, les rôles et compétences nécessaires au développement de projets sont multiples et éclectiques. Il est possible de rapidement passer, et ce, en fonction de la complexité de l’objet produit, à une équipe de plusieurs dizaines de personnes aux expertises diverses, configuration qu’il peut être difficile d’envisager, de comprendre, et de gérer pour des éditeur·rice·s issu·e·s de l’édition traditionnelle dans le cadre de la production de livres interactifs numériques dépassant le simple livre homothétique.

La création de ce type d’œuvres s’accompagne ainsi de la mise en place tâtonnante, et encore grandement itérative, de nouvelles configurations de travail, individuelles comme collaboratives. 

Ces nouvelles configurations sont observables dans les différents pôles composant une production de ce type, qu’il s’agisse du travail de gestion (éditorial, financement, direction de projet, etc.), artistique (textes, images, musique, effets sonores, narration), de conception (ergonomie, architecture narrative), technique (développement, programmation, tests, etc.) ou encore pédagogique (conseil pédagogique, recherche).

Les différents acteurs impliqués commencent peu à peu à identifier les composantes et les limites de leurs rôles respectifs, apprenant à travailler ensemble dans des dynamiques qu’ils n’avaient souvent que peu ou jamais eu l’occasion d’explorer. Nous avons ici sciemment choisi de rassembler l’ensemble de ces acteurs sous le terme de créateur·rice·s, car nos observations de terrain nous ont permis de constater que, du fait du caractère novateur de ces créations mais aussi de la nature polyvalente et agile des équipes convoquées, dans la très grande majorité des cas, ils·elles ont un impact créatif sur le résultat final. 


Observation préliminaire : les temps de création

La création d’un livre numérique interactif non-homothétique dédié à la jeunesse se déploie en plusieurs temps (ou phases) de travail. Il est cependant important de souligner que, dans la grande majorité des cas, les créateur·rice·s peuvent opérer des allers-retours entre les phases. Ainsi, à titre d’exemple, une contrainte technique découverte en phase de production peut amener les créateur·rice·s à repenser certains éléments de conception.

  • Pré-conception
    Définition du projet et de ses éléments clés, aussi bien créatifs et pédagogiques que de distribution et de mise en marché, budgétisation, etc.
  • Recherche de partenaires financiers (privés et publics)
  • Pré-production
    Création des outils de gestion, embauche des personnels-clés, établissement des contrats, etc.
  • Conception
    Définition de l’expérience utilisateur, des interactions, de la direction artistique, de l’ergonomie, etc.
  • Production 
  • Tests 
  • Commercialisation
    Mise en ligne, distribution, promotion et suivi de ventes, le cas échéant, etc.

Observation 1. Les pôles de création

Le pôle éditorial

Métiers du pôle : Le pôle éditorial est généralement composé de l’éditeur·rice, le·la directeur·rice éditorial·e, le·la réviseur·se, le·la traducteur·rice, le·la directeur·rice et le·la chargé·e de production.

Découvrez ici une vidéo sur le numérique avec Véronique Fontaine et Prune Lieutier, pour le projet Fonfon interactif

Accédez ici à un budget type d’une production numérique narrative et interactive créé par le Fonds des Médias du Canada

Rôle du pôle : Le pôle éditorial gère et encadre les pôles artistique, pédagogique, technique, et de conception. Il est le « chef d’orchestre » de la production et, à ce titre, est garant, entre autres, de l’établissement et de la gestion des échéanciers et des budgets, mais aussi de la définition des stratégies de mise en marché et de développement stratégique. 

Temps de la création et interactions : Le pôle éditorial est impliqué en tout temps et tout au long de la création. Ses décisions sont influencées par les réalités et besoins des autres pôles ainsi que par les réalités de distribution et de commercialisation. La conception et la gestion de la production sont ainsi en mouvance constante, en fonction des défis rencontrés par les autres pôles, et il est de ce fait parfois difficile de les évaluer. Nous le verrons plus tard, l’ensemble des pôles interagissent de manière constante, dans une dynamique d’allers-retours entre gestion, idéation, et production.


Le pôle artistique

Découvrez ici un portrait le processus de création de Tout garni de La Pastèque

Métiers du pôle : Le pôle artistique est généralement composé d’auteur·rice·s, d’illustrateur·rice·s, de musicien·ne·s et de concepteur·rice·s d’effets sonores, de comédien·ne·s (dans le cas de la présence d’une narration préenregistrée au sein de l’œuvre), ou encore les designers graphiques.

Rôle du pôle : Le pôle artistique est en charge à la fois des éléments de création artistique de la production (les illustrations, la conception sonore, les narrations), mais également de l’aspect graphique et de la direction artistique, ainsi que de la lisibilité de l’information.

Temps de la création et interactions : Le pôle artistique, sollicité dès la phase de préconception, est en interaction constante avec les pôles éditorial, de conception et technique. En effet, l’œuvre doit à la fois répondre à l’intention créative et commerciale énoncée par le pôle éditorial, mais aussi s’insérer dans les éléments d’architecture narrative et d’ergonomie posés par le pôle de conception, sans oublier de s’avérer techniquement viable et budgétairement réalisable.

Ainsi, nous observons des échanges réguliers entre ces pôles, qui doivent en permanence réévaluer leurs choix (conceptuels, techniques, artistiques) et, du même coup, leurs tâches et livrables respectifs. 


Le pôle conception

Métiers du pôle : le pôle conception rassemble les professionnel·le·s qui pensent l’expérience globale de l’œuvre. On y trouve, dans la grande majorité des cas, les concepteur·rice·s, les ergonomes, plus généralement appelé·e·s designers d’expérience, et les architectes narratifs. Les directeur·rice·s technologiques et les directeur·rice·s créatif·ve·s, ainsi que les pédagogues et chercheur·se·s, le cas échéant, sont également impliqué·e·s, pour s’assurer de proposer une conception intégrant l’ensemble de ces aspects.

Rôle du pôle : Le pôle conception est chargé de penser l’expérience, en fonction des objectifs (créatifs comme pédagogiques) établis pour le projet, des publics visés et, bien entendu, des contraintes techniques et budgétaires. Plus spécifiquement, il s’assure de la fluidité de l’expérience globale et d’apporter des réponses efficaces et bien conceptualisées aux questions, entre autres : Quel parcours de lecture va mener l’utilisateur·rice? La forme numérique utilisée répond-elle bien à l’intention créative et aux réalités d’usage par les publics? Les éléments invitant à l’action et à l’interaction sont-ils bien disposés et visibles? La navigation est-elle simple et fluide et permet-elle une appropriation agréable pour l’utilisateur·rice?

Les designers d’expérience, en particulier, ont pour mandat de concevoir l’ergonomie de l’objet numérique et de s’assurer d’un usage facile et intuitif pour le·la jeune utilisateur·rice.

Les architectes narratifs, eux, sont responsables de la construction du fil narratif et de la combinaison des modes et interactions dans un tout cohérent, agréable, et fluide, ou encore, comme le dit Martine Sousse, du studio 2h60, « celui qui donne des inputs, dresse le cadre, définit le squelette, définit les guidelines de conception ».

Temps de la création et interactions : Le pôle conception est impliqué plus spécifiquement en début de création, lorsque vient le moment d’établir les lignes directrices de travail. Dans ce cadre, il est amené à collaborer de manière étroite avec l’ensemble des autres pôles, afin d’établir le cadre d’une œuvre qui soit à la fois au service de l’intention créative, réaliste en termes techniques et budgétaires, pertinent en termes pédagogiques et intéressant artistiquement. Au fil de la production, le pôle conception peut être amené à se remettre au travail sur l’ouvrage, notamment si des opportunités ou des pertes de financement viennent modifier les réalités budgétaires du projet, si des contraintes techniques s’avèrent difficilement surmontables ou si des idées spécifiques et pertinentes émergent postérieurement à la phase de conception.


Le pôle technique

Métiers du pôle : Le pôle technique rassemble la portion développement et programmation du projet ainsi que les expertises arrivant en aval de la période de production, soit au cours de la phase de test et de contrôle des éléments numériques. Il comprend donc les développeur·se·s, les programmeur·se·s et les bêta-testeur·se·s.

Rôle du pôle : Le pôle technique a pour mandat d’assurer la réalisation de l’expérience d’un point de vue technologique et d’en contrôler la qualité finale.

Temps de la création et interactions : Le pôle technique est impliqué dès la conception, pour penser les choix technologiques mis au service de l’expérience, mais aussi aux phases de production et de bêta-test. Il est intéressant de noter ici que le pôle technique peut avoir, et a souvent, un impact créatif. Christian Lebel, directeur technologique chez Akufen, évoque d’ailleurs la notion de creative coder ou développeur créatif pour illustrer cette réalité.

Ici aussi, le pôle technique est en contact régulier avec les autres pôles, avec qui il doit interagir à la fois pour s’assurer de la pertinence des choix techniques au regard de l’expérience envisagée, des réalités budgétaires et d’échéancier, de la stratégie de mise en marché, entre autres.


Le pôle pédagogique

Métiers du pôle : Le pôle pédagogique n’est pas systématiquement présent dans les productions. Lorsqu’il l’est, il rassemble des chercheur·se·s en didactique et / ou des personnes enseignantes consultantes.

Rôle du pôle : La mission du pôle pédagogique est à la fois d’assurer une cohérence de l’expérience proposée avec l’intention pédagogique et l’âge des publics visés, voire avec les programmes scolaires et la réalité d’usage des personnes enseignants.

Temps de la création et interactions : Le pôle pédagogique est principalement impliqué en phase de conception, mais peut être consulté pendant la phase de production et pourra apporter son soutien sur les questions de distribution, en particulier lorsque les publics scolaires sont visés.



Observation 2. Les interaction des pôles

Nous l’avons vu, les interactions entre les pôles sont multiples et tous interagissent entre eux. Faire collaborer une telle diversité de créateurs engendre parfois des tensions et des problèmes de communication (Bolka et Després-Lonnet, 2016), l’un des principaux défis du pôle éditorial.


Observation 3. De l’importance de “passeurs·sseus·es” dans les équipes de production

Au cours de notre recherche, nous nous sommes aperçues que les projets gagnent largement à intégrer, au sein des équipes de production, des professionnel·le·s disposant d’expertises sur au moins deux des pôles identifiés, des « passeur·sseuse·s ».

À titre d’exemple, nous pourrions imaginer un·e chercheur·se ayant une expertise de production numérique, qui pourrait ainsi faire le lien entre les pôles pédagogiques et éditoriaux; un·e artiste ayant une connaissance des outils techniques qui faciliterait la collaboration entre le pôle artistique et les pôles techniques et de conception, etc.


Les 5 conseils clés

Conseil #1

Intégrer, dès la pré-conception, des professionnel·le·s des différents pôles afin de s’assurer de faire des choix stratégiques, créatifs et commerciaux adéquats au regard des intentions du projet. Cela vous permettra de soutenir vos recherches de partenaires financiers, de budgétiser adéquatement votre projet et de vous assurer de mobiliser les bonnes ressources. La solution idéale est de vous rapprocher d’un studio de création et de développement aux réalisations proches de vos intentions.

Conseil #2

S’assurer de disposer de ressources-clés possédant des expertises issues de plusieurs pôles, des « passeur·sseuse·s », qui faciliteront la communication entre les pôles et la fluidité de la production.

Conseil #3

Intégrer des pédagogues au sein de l’équipe-clé (conseiller·ère·s pédagogiques, chercheur·se·s), afin de valider, non seulement la pertinence de l’expérience pour les jeunes publics visés, mais aussi sa facilité d’appropriation par les personnes enseignants, notamment au regard des niveaux de formation et des réalités de la classe.

Conseil #4

La complexité d’une production numérique jeunesse, en particulier lorsqu’elle implique différents partenaires de création, peut générer des délais de production longs. Il est donc prudent d’envisager des échéanciers souples, permettant des allers-retours et rendant plus confortable le processus itératif.

Conseil #5

Il est préférable de travailler avec des auteur·rice·s, illustrateur·rice·s, et musicien·ne·s habitué·e·s à travailler pour des productions numériques, ou intéressé·e·s à l’expérimentation. Le travail créatif de narration et de production visuelle peut être parfois déstabilisant et requérir une ouverture à venir éclater et transformer les méthodes de travail de ces acteurs. 

Comment citer cette page :
Lieutier, P. (2020, 11 novembre). Métiers. Lab-yrinthe. https://lab-yrinthe.ca/edition/metiers